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Extraits du compte rendu de la séance du comité spécial 17

août 1990

La séance a eu

lieu chez Larry Underwood, Quarante-deuxième rue Sud, quartier de Table Mesa. Tous les membres du comité étaient présents…

Le premier point à l’ordre du jour portait sur l’élection du comité spécial comme comité permanent de Boulder.

Fran Goldsmith a pris la parole.

Fran : Stu et moi, nous pensons que le meilleur moyen de nous faire tous élire aurait été que mère Abigaël appuie globalement toutes nos candidatures. Nous aurions évité de voir vingt petits copains présenter la candidature de leurs vingt petits copains, ce qui pourrait tout foutre par terre. Comme ce n’est plus possible maintenant, il faut trouver une autre solution. Je n’ai pas l’intention de proposer quelque chose qui ne soit pas parfaitement démocratique. Je voudrais simplement rappeler que nous devons tous nous assurer que quelqu’un présentera notre candidature et l’appuiera. Nous ne pouvons pas le faire entre nous, évidemment – nous ne voulons pas donner l’impression d’être une mafia. Mais si vous ne pouvez pas trouver quelqu’un pour présenter votre candidature et un autre bonhomme pour vous appuyer, autant tout laisser tomber.

Sue : Ça sent quand même un peu la combine, Fran.

Fran : Oui, un peu.

Glen : Nous revenons à la question de la moralité du comité, question que nous trouvons tous absolument fascinante, je n’en doute pas. J’aimerais qu’elle soit inscrite à l’ordre du jour pour les quelques mois à venir. Mais il me semble que nous essayons tous de servir les intérêts de la Zone libre et que nous ferions mieux d’en rester là pour le moment.

Ralph : Vous avez l’air un peu fâché, Glen.

Glen : Effectivement, je suis un peu fâché. Le fait que nous ayons passé tant de temps à nous ronger les sangs sur cette question devrait quand même nous faire comprendre que nos intentions sont pures.

Sue : L’enfer est pavé…

Glen : De bonnes intentions oui. Et, comme nous semblons tous nous méfier tellement de nos intentions, nous sommes sûrement en route pour le paradis.

Glen a dit ensuite qu’il avait pensé aborder la question des éclaireurs – ou des espions – mais qu’il préférait maintenant proposer formellement que nous nous réunissions le 19 pour en parler. Stu lui a demandé pourquoi.

Glen : Parce que nous ne serons peut-être pas là le 19. Nous ne serons peut-être pas tous élus. C’est une possibilité assez peu probable, mais personne ne peut vraiment prédire le comportement d’un groupe important dans ces circonstances. Nous devons être aussi prudents que possible.

Long moment de silence, puis le comité a décidé à l’unanimité de se réunir le 19 – comme comité permanent – pour parler de la question des éclaireurs… ou des espions… ou de ce qu’on voudra bien les appeler.

Stu a pris la parole pour proposer l’inscription d’un troisième point à l’ordre du jour du comité, à propos de mère Abigaël.

Stu : Comme vous le savez, si elle est partie, c’est qu’elle a cru devoir le faire. Son message nous dit qu’elle sera absente « un bout de temps », ce qui est bien vague, et qu’elle reviendra « si telle est la volonté de Dieu », ce qui n’est pas très encourageant. Nous la cherchons depuis trois jours, et nous n’avons rien trouvé.

Nous ne voulons pas la ramener de force si elle n’en a pas envie, mais si elle est couchée quelque part, inconsciente ou avec une jambe cassée ce n’est plus du tout la même chose. Le problème est en partie que nous ne sommes pas assez nombreux pour explorer la région. Mais ce n’est pas tout. Comme pour notre travail à la centrale électrique, nous n’avançons pas vite parce que nous ne sommes pas organisés. Je demande donc l’autorisation d’inscrire la question des recherches à l’ordre du jour de l’assemblée de demain soir, comme pour la centrale électrique et pour les inhumations. Et j’aimerais que Harold Lauder soit nommé responsable, car c’est lui qui a eu l’idée de faire ces recherches.

Glen a répondu qu’il ne croyait pas que les recherches puissent donner grand-chose maintenant. Le comité a été de cet avis, puis il a adopté à l’unanimité la proposition de Stu. Afin que ce compte rendu soit aussi fidèle que possible, je dois ajouter que plusieurs n’étaient pas tout à fait d’accord pour confier ce travail à Harold… mais comme Stu l’a fait remarquer, c’était lui qui avait eu cette idée. À moins de vouloir lui donner une gifle en pleine figure, nous devions lui confier la responsabilité des recherches.

Nick : Je retire mon objection, mais je maintiens mes réserves. Je n’aime pas beaucoup Harold.

Ralph Brentner a demandé si Stu ou Glen pouvait rédiger la proposition de Stu sur les opérations de recherches pour qu’elle puisse figurer dans l’ordre du jour qu’il compte imprimer ce soir au lycée. Stu a répondu qu’il ne demandait pas mieux.

Larry Underwood a alors proposé de lever la séance. Ralph l’a appuyé. La proposition a été adoptée à l’unanimité.

Frances Goldsmith, secrétaire

Le lendemain

soir, presque tout le monde assista à l’assemblée et, pour la première fois, Larry Underwood, qui n’était arrivé dans la Zone que depuis une semaine, prit vraiment conscience de l’importance de la communauté. C’était une chose de voir les gens circuler dans les rues, généralement seuls ou deux par deux, et une autre de les voir tous rassemblés en un seul endroit – l’auditorium Chautauqua.

La salle était pleine à craquer. Pas un fauteuil de libre. Certains durent même s’asseoir dans les allées ou rester debout au fond. Une foule étrangement silencieuse. Peu de conversations, toutes à voix basse. Pour la première fois depuis qu’il était arrivé à Boulder, il avait plu toute la journée, une petite bruine qui semblait suspendue dans l’air, une sorte de brouillard qui vous mouillait à peine, et même dans une salle où près de six cents personnes s’étaient réunies, on pouvait entendre la pluie tambouriner doucement sur le toit. Mais ce qu’on entendait surtout, c’était un bruit constant de pages tournées, tandis que les gens lisaient les feuillets ronéotypés que l’on avait empilés sur deux tables de jeu à l’entrée.

ZONE LIBRE DE BOULDER

Ordre

du jour de l’Assemblée générale

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août 1990

1. Lecture et

ratification de la Constitution des États-Unis d’Amérique.

2. Lecture et ratification de la

Déclaration des droits du citoyen.

3. Présentation des candidatures et élection de sept représentants qui formeront le conseil de direction.

4. Attribution d’un droit de veto à Abigaël Freemantle sur toutes les décisions des représentants de la Zone libre.

5. Constitution d’un comité des inhumations composé d’au moins vingt personnes dans un premier temps, dont le mandat sera de donner une sépulture décente aux personnes mortes de la super-grippe à Boulder.

6. Constitution d’un comité de l’énergie électrique composé d’au moins soixante personnes dans un premier temps pour rétablir l’électricité avant la mauvaise saison.

7. Constitution d’un comité des recherches d’au moins quinze personnes dont le mandat sera de retrouver Abigaël Freemantle, si possible.

Larry s’aperçut

qu’il avait déjà fait un avion de papier avec son ordre du jour. Il est vrai qu’il le connaissait presque mot à mot. Les séances du comité spécial lui avaient paru plutôt amusantes, une sorte de jeu – des enfants qui jouent aux députés devant des verres de Coca, qui grignotent le gâteau préparé par Frannie, qui parlent et qui parlent encore. Même cette histoire d’envoyer des espions de l’autre côté des montagnes, en plein cœur du territoire de l’homme noir, lui avait semblé un jeu, en partie parce qu’il ne pouvait pas s’imaginer dans cette situation. Il fallait être complètement cinglé pour se foutre dans un pareil merdier. Mais dans leur petit salon, à la lumière de la lampe Coleman, tout cela leur avait paru parfaitement normal, ou presque. Et si le juge, si Dayna Jurgens, si Tom Cullen se faisait prendre, pas tellement plus d’importance que de perdre une tour ou une reine dans une partie d’échecs. C’est du moins l’impression qu’il avait eue jusque-là.

Mais maintenant, assis au milieu de la salle entouré de Lucy et de Leo (il n’avait pas vu Nadine de toute la journée, et Leo ne semblait pas non plus savoir où elle était ; « sortie »

avait-il répondu distraitement), la vérité s’imposait à ses yeux, violente et brutale, comme un coup de bélier. Cinq cent quatre-vingts personnes étaient là.

Et la plupart d’entre elles ne se doutaient pas le moins du monde que Larry Underwood n’était pas un brave type, que la première personne dont Larry Underwood avait essayé de s’occuper après l’épidémie était morte d’une overdose.

Il avait les mains moites. Nerveux, il allait faire un autre avion, mais il s’arrêta. Lucy lui prit la main, la serra, lui sourit. Il voulut lui répondre, mais ne parvint qu’à esquisser ce qui lui parut être plutôt une grimace. Et, dans son cœur, il entendit la voix de sa mère : Il te manque quelque chose, Larry.

La petite phrase le fit paniquer.

Y avait-il encore moyen de s’en sortir, ou les choses étaient-elles déjà allées trop loin ? Il ne voulait pas de cette responsabilité. Dans le secret d’un salon, il avait déjà fait une proposition qui risquait d’envoyer le juge Farris à la mort. S’il n’était pas élu maintenant, les autres devraient revoter avant d’envoyer le juge chez l’homme noir. Bien sûr. Et ils décideraient d’envoyer quelqu’un d’autre. Quand Laurie Constable présentera ma candidature, je me lèverai et je dirai que je préfère m’abstenir. Personne ne peut me forcer. Personne.

Est-ce que j’ai vraiment envie de toutes ces emmerdes ?

Wayne Stukey, sur cette plage, il y avait si longtemps : Ça grince chez toi, comme quand tu bouffes le papier avec ton chocolat.

Tu vas t’en tirer, tu vas voir, lui dit tout doucement Lucy.

Larry sursauta.

– Quoi ?

– J’ai dit que tu allais t’en tirer. Pas vrai, Leo ?

– Oh oui, répondit l’enfant en hochant énergiquement la tête.

Les yeux de Leo ne cessaient de faire le tour de la salle, comme s’il n’arrivait pas encore à comprendre que tant de gens puissent être réunis en un même endroit.

Tu ne comprends rien, connasse, pensa Larry. Tu me tiens la main, et tu ne comprends pas que je risque de prendre une mauvaise décision, que je risque de vous faire tuer tous les deux. J’ai déjà fait tout ce qu’il fallait pour tuer le juge Farris et le pauvre vieux appuie ma candidature. Je me suis foutu dans un beau merdier. Un petit bruit s’échappa de sa gorge.

– Tu disais quelque chose ?

demanda Lucy.

– Non.

Stu s’avançait maintenant sur la scène, en pull-over rouge et en jeans. On le voyait très bien dans la lumière aveuglante des projecteurs alimentés par une génératrice Honda que Brad Kitchner et ses camarades de la centrale électrique avaient installée. Des applaudissements s’élevèrent quelque part au milieu de la salle, Larry ne sut jamais très bien où. Mais, cynique comme d’habitude, il eut toujours la conviction que le coup avait été arrangé par Glen Bateman, spécialiste attitré des arts et techniques de la manipulation des foules. Ça n’avait d’ailleurs pas tellement d’importance.

Et les premiers bravos solitaires grandirent bientôt en un tonnerre d’applaudissements.

Sur la scène, Stu s’arrêta, très étonné. Cris et hurlements dans la foule.

Puis tout le monde se mit debout et les applaudissements grondèrent comme une averse torrentielle. Bravo !

Bravo ! Stu leva les bras, mais la foule en délire ne voulait plus s’arrêter ; au contraire, le bruit redoubla d’intensité. Larry lança un coup d’œil à Lucy et vit qu’elle applaudissait de toutes ses forces, les yeux rivés sur Stu, un grand sourire sur les lèvres. Elle pleurait. De l’autre côté, Leo applaudissait lui aussi, si fort que Larry se dit qu’il allait se casser les poignets s’il continuait beaucoup plus longtemps. Ivre de joie, Leo avait reperdu le vocabulaire qu’il avait eu tant de mal à retrouver, comme il arrive qu’on oublie une langue étrangère. Frénétique, Leo ululait à pleins poumons.

Brad et Ralph avaient également branché un ampli sur la génératrice. Stu souffla dans le micro : – Mesdames et messieurs…

Mais les applaudissements continuaient.

– Mesdames et messieurs, si vous voulez bien vous asseoir…

Non, ils ne voulaient pas s’asseoir.

Les applaudissements crépitaient dans un bruit assourdissant et Larry se rendit compte qu’il avait mal aux mains. C’est alors qu’il vit qu’il applaudissait d’aussi bon cœur que les autres.

– Mesdames et messieurs…

Les applaudissements résonnaient toujours dans la salle. Une famille d’hirondelles qui avait élu domicile dans cette salle, si tranquille depuis l’épidémie se mit à voler en tous sens, bien résolue à trouver au plus vite un abri plus tranquille.

Nous sommes en train de nous applaudir, pensa Larry, de nous applaudir d’être vivants, d’être ensemble. Peut-être saluons-nous la renaissance d’une société, je ne sais pas. Salut, Boulder. Enfin !

Content d’être ici, content d’être vivant.

– Mesdames et messieurs, si vous voulez bien vous asseoir, s’il vous plaît…

Peu à peu, les applaudissements commencèrent à s’éteindre. Et l’on put entendre des femmes – et quelques hommes aussi – renifler bruyamment. Coups de trompette dans des mouchoirs. Murmures de conversations. Et puis, comme dans un bruissement de feuilles, les gens s’assirent.

– Je suis heureux de vous voir tous ici, dit Stu. Et je suis très heureux d’être parmi vous.

Un sifflement aigu sortit des haut-parleurs.

– Saloperie ! grommela Stu.

Et le micro amplifia fidèlement ce qu’il venait de dire. Des rires fusèrent un peu partout et Stu devint tout rouge,

– Apparemment, plus ça change, plus c’est pareil reprit-il, et les applaudissements repartirent de plus belle. Pour ceux d’entre vous qui ne me connaissent pas, je m’appelle Stuart Redman et je viens d’un petit bled du Texas, Arnette.

Il s’éclaircit la gorge et les haut-parleurs recommencèrent à siffler. Stu fit un pas en arrière pour s’écarter du micro.

– Comme vous voyez, je suis plutôt nerveux. Alors, je vais vous demander d’être patients…

– T’en fais pas, Stu ! hurla Harry Dunbarton.

Des rires encore. On se croirait chez les scouts pensa Larry. Bientôt, on va se mettre à chanter des cantiques. Si mère Abigaël était là, je suis sûr qu’on aurait déjà commencé.

– La dernière fois qu’autant de gens me regardaient, c’est quand l’équipe de football de notre lycée est arrivée jusqu’aux éliminatoires. Mais il y avait vingt et un types à côté de moi, plus quelques jolies filles en minijupes.

Rires.

Lucy prit Larry par le cou et s’approcha de son oreille :

– De quoi est-ce qu’il a peur ? On dirait qu’il a fait ça toute sa vie !

Larry hocha la tête.

– Mais si vous êtes patients, je vais finir par y arriver.

Applaudissements.

Cette foule applaudirait le discours de démission de Nixon et lui demanderait un bis au piano, songea Larry.

– Pour commencer, je

voudrais vous parler du comité spécial et vous dire pourquoi je suis ici. Nous sommes sept. Nous nous sommes réunis pour préparer cette assemblée, parce que nous pensions qu’il fallait organiser un peu les choses. Nous avons pas mal de travail à faire aujourd’hui, mais je voudrais vous présenter les membres du comité. Et j’espère que vous avez gardé des applaudissements en réserve, parce que ce sont eux qui ont préparé cette assemblée et l’ordre du jour que vous avez maintenant sous les yeux. Tout d’abord, mademoiselle Frances Goldsmith. Tu veux bien te lever, Frannie ? Montre-nous de quoi tu as l’air quand tu as une robe.

Fran se leva. Elle portait une jolie robe vert pomme et un modeste rang de perles qui aurait bien coûté deux mille dollars autrefois. Vigoureux applaudissements, accompagnés de quelques sifflets admiratifs.

Fran se rassit, rouge jusqu’aux oreilles, et Stu reprit avant que les applaudissements ne s’éteignent tout à fait :

– Monsieur Glen Bateman, de Woodsville, dans le New Hampshire.

Glen se leva et la foule l’applaudit.

Les bras levés, il fit le signe de la victoire et ce fut un rugissement d’approbation dans la foule.

Après Ralph Brentner, Richard Ellis et Susan Stern, ce fut le tour de Larry. Sentant que Lucy lui souriait, Larry se laissa porter par la vague chaude des applaudissements qui grandissaient autour de lui. Autrefois, pensa-t-il, dans un autre monde, du temps des concerts, on aurait réservé ces applaudissements pour la fin, pour une petite chose de rien du tout qui s’appelait Baby, tu peux l’aimer ton mec ? Cette fois-ci, c’était beaucoup mieux. Il ne resta debout qu’une seconde, mais une seconde qui lui parut durer une éternité. Et il sut qu’il accepterait qu’on présente sa candidature.

Ce fut finalement le tour de Nick à qui la foule réserva une vibrante ovation.

– Ce n’est pas à l’ordre du jour, reprit Stu, mais je me demande si nous ne pourrions pas chanter l’hymne national. Je suppose que vous vous souvenez de l’air et des paroles.

Un bruit de pieds tandis que la foule se mettait debout. Puis un silence. Chacun attendait qu’un autre commence.

Finalement, une douce voix de femme monta dans la salle, bientôt rejointe par celles des autres. C’était la voix de Frannie, mais un instant Larry crut qu’une autre voix l’accompagnait, la sienne, et qu’il ne se trouvait pas à Boulder, mais dans le Vermont, que c’était le 4 juillet, deux cent quatorzième anniversaire de la fondation de la république, et que Rita était morte dans la tente derrière lui, la bouche pleine de vomi vert, un flacon de comprimés dans sa main déjà raide.

Il frissonna et sentit tout à coup qu’on l’observait, qu’il était observé par quelque chose capable de voir à des kilomètres et des kilomètres de distance. Quelque chose d’horrible, de sombre, d’étranger. Un moment, il eut envie de s’enfuir, de courir pour ne plus jamais s’arrêter. Non, ce n’était pas un jeu. C’était infiniment sérieux. Un jeu de mort. Peut-être pis.

Lucy chantait en lui serrant la main, pleurait. Et d’autres pleuraient aussi ce qu’ils avaient perdu, le rêve américain qui s’était envolé, pare-chocs chromés, injection électronique, et d’un seul coup l’image de Rita morte dans la tente s’effaça, remplacée par le souvenir de lui et de sa mère au Yankee Stadium – c’était le 29 septembre, les Yankees talonnaient les Red Sox, tout était encore possible. Vingt-cinq mille spectateurs debout dans le stade, les joueurs sur le terrain, casquette sur le cœur, papillons de nuit qui s’écrasaient sur les énormes projecteurs dans la nuit pourpre, New York tout autour d’eux, grouillante ville de nuit et de lumière.

Larry se mit à chanter. Et quand tout fut fini quand les applaudissements s’éteignirent une fois de plus il pleurait doucement. Rita n’était plus là. Alice Underwood n’était plus là. New York n’était plus là. L’Amérique n’était plus là. Même s’ils parvenaient à battre Randall Flagg, le monde ne serait jamais plus celui des ruelles obscures et des rêves éclatants de lumière.

Transpirant à

grosses gouttes sous la chaleur des projecteurs, Stu passa aux deux premiers points de l’ordre du jour : lecture et ratification de la Constitution et de la Déclaration des droits du citoyen. L’hymne national l’avait profondément ému, mais il n’était pas seul. La moitié du public était en larmes, peut-être plus.

Personne ne demanda que lecture soit faite des deux documents, ce que quelqu’un aurait parfaitement pu exiger –et Stu se sentit soulagé car la lecture n’était pas son fort. Les citoyens de la Zone libre adoptèrent donc sans autre forme de procès la section « lecture »

des deux premiers points. Puis Glen Bateman proposa d’adopter les deux documents qui deviendraient les textes fondamentaux de la Zone libre.

– Proposition appuyée !

lança une voix au fond de la salle.

– La proposition est appuyée, dit Stu. Quels sont ceux qui sont pour ?

Tous les bras se levèrent. Kojak qui dormait aux pieds de Glen ouvrit les yeux, les referma, puis reposa la tête sur ses pattes. Un moment plus tard, il regarda encore autour de lui quand la foule repartit dans un tonnerre d’applaudissements. Ils aiment voter, pensa Stu.

Ils ont l’impression de reprendre leurs affaires en main. Ils en avaient besoin.

Nous en avions tous besoin.

Ces préliminaires terminés, Stu sentit la tension le gagner. C’est maintenant, songea-t-il, que nous allons savoir s’il y a des surprises.

– Le troisième point de notre ordre du jour…

Il dut s’éclaircir la gorge une nouvelle fois. Les haut-parleurs sifflèrent de plus belle, ce qui rendit Stu encore plus nerveux. Fran, très calme, lui faisait signe de continuer.

– Ce point de l’ordre du jour se lit comme suit : présentation des candidatures et élection des sept représentants de la Zone libre, ce qui veut dire…

– Monsieur le président ?

Monsieur le président !

Stu consultait ses notes. Il leva les yeux et il eut peur, comme s’il savait déjà ce qui allait se passer. C’était Harold Lauder. Harold en costume, cravaté soigneusement coiffé, debout en plein milieu de l’allée centrale. Glen leur avait bien dit que l’opposition risquait de se regrouper autour de Harold. Mais si vite ? Peut-être pas. Il eut l’idée de ne pas accorder la parole à Harold. Mais Nick et Glen l’avaient bien mis en garde. En aucun cas, il ne fallait donner l’impression que l’assemblée était truquée.

Harold avait-il vraiment tourné la page ? Avait-il changé ? On n’allait plus tarder à le savoir.

– La parole est à Harold Lauder.

Les têtes se tournèrent. Tout le monde voulait voir Harold.

– Je propose que tous les membres du comité spécial soient élus en bloc comme membres du comité permanent.

S’ils acceptent, naturellement.

Et Harold se rassit.

Il y eut un moment de silence. Puis les applaudissements grondèrent, remplirent la salle et des douzaines de voix s’élevèrent pour appuyer la proposition. Très décontracté, Harold souriait et remerciait les gens qui venaient lui donner des tapes amicales dans le dos.

Stu dut plusieurs fois rappeler l’assemblée à l’ordre.

Il avait préparé son coup, pensa-t-il. Les gens vont nous élire, mais c’est de Harold dont ils se souviendront.

Il est allé droit au but. Personne n’y avait pensé. Même pas Glen. Presque un coup de génie. Mais pourquoi se sentait-il mal à l’aise ? La jalousie peut-être ? Les bonnes résolutions qu’il avait prises à propos de Harold, l’avant-veille seulement, s’étaient-elles déjà envolées ?

– Nous sommes saisis d’une proposition, hurla-t-il dans le micro, sans s’inquiéter du sifflement des haut-parleurs. Nous sommes saisis d’une proposition ! On nous propose que les membres du comité spécial soient tous élus membres du comité permanent de la Zone libre. La proposition a été appuyée. Avant d’ouvrir le débat et de passer au vote, je voudrais demander si les membres du comité ont des objections, ou si quelqu’un souhaite se désister.

Silence dans la salle.

– Très bien. Quelqu’un veut-il prendre la parole sur la proposition ?

– Je ne crois pas que nous ayons besoin d’un débat, Stu, dit Dick Ellis. C’est une très bonne idée. Passons au vote.

Son intervention fut saluée par des applaudissements et Stu décida d’aller de l’avant. Charlie Impening agitait la main pour demander la parole, mais Stu fit semblant de ne pas le voir – bon exemple de perception sélective, comme aurait dit Glen Bateman.

– Ceux qui sont en faveur de la proposition de Harold Lauder, veuillez lever la main.

Des centaines de mains se levèrent.

– Contre ?

Personne ne se manifesta, même pas Charlie Impening. Pas une seule voix contre. Si bien que Stu passa au point suivant de l’ordre du jour, légèrement étourdi, comme si quelqu’un – à savoir Harold Lauder – s’était faufilé derrière lui pour lui donner un bon coup sur le crâne avec une grosse masse de caoutchouc.

– On fait

un bout à pied ? demanda Fran. Je suis crevée.

– Si tu veux, répondit Stu en descendant de sa bicyclette. Ça va, Fran ? Le bébé te fait mal ?

– Non, je suis simplement fatiguée. Il est quand même très tard, une heure moins le quart. Tu n’avais pas remarqué ?

– Oui, il est tard.

Et ils repartirent en poussant leurs bicyclettes. L’assemblée avait pris fin une heure plus tôt. Le débat avait surtout porté sur les recherches qu’il fallait faire pour retrouver mère Abigaël. Les autres points avaient été adoptés pratiquement sans discussion, mais le juge Farris avait cependant donné une information extrêmement intéressante qui expliquait pourquoi les cadavres étaient relativement peu nombreux à Boulder. Selon les quatre derniers numéros de Camera, le quotidien de Boulder, une rumeur insensée avait circulé dans la ville : selon cette rumeur, la super-grippe venait du centre de contrôle de la pollution atmosphérique de Boulder. Les porte-parole du centre – ceux qui étaient encore valides – avaient aussitôt démenti la nouvelle et invité ceux qui n’étaient pas convaincus à visiter le centre où ils ne trouveraient rien de plus dangereux que des appareils pour mesurer la pollution et suivre les mouvements des masses atmosphériques. Malgré tout, la rumeur avait persisté, sans doute alimentée par l’hystérie qui régnait durant cette terrible journée de la fin du mois de juin.

Le centre avait été saboté, une bombe ou un incendie, et la majeure partie de la population de Boulder avait pris la fuite.

La création du comité des inhumations et du comité de l’énergie électrique avait été approuvée sous réserve d’un amendement présenté par Harold Lauder – qui semblait s’être très bien préparé pour l’assemblée – stipulant que, chaque fois que la population de la Zone libre augmenterait de cent personnes, deux nouveaux membres seraient ajoutés à chaque comité.

La création du comité des recherches avait, elle aussi, été adoptée sans opposition, mais on avait très longuement parlé de la disparition de mère Abigaël. Avant l’assemblée, Glen avait conseillé à Stu de ne pas limiter le débat sur ce point, sauf nécessité absolue. La disparition de la vieille dame les inquiétait tous, particulièrement le fait que leur chef spirituel ait cru qu’elle avait commis une sorte de péché.

Mieux valait les laisser exprimer leur inquiétude.

Au verso de son message, la vieille femme avait griffonné deux références bibliques : Proverbes 11 : 1-3 et Proverbes 21 : 28-31. Le juge Farris avait consulté les textes avec la minutie d’un avocat qui prépare sa plaidoirie et, au début du débat, il s’était levé pour lire les deux citations de sa voix fêlée et apocalyptique de vieil homme.

Il commença par la citation du onzième chapitre des Proverbes : La balance fausse est en horreur à Yahvé, mais le poids juste lui est agréable. Si l’orgueil vint, viendra aussi l’ignominie ; mais la sagesse est avec les humbles. La perfection des hommes droits les guide, mais les détours des perfides les ruinent. La citation du vingt et unième chapitre était de la même veine : Le témoin menteur périra, mais l’homme qui écoute pourra parler toujours. Le méchant prend un air effronté, mais l’homme droit ordonne ses voies. Il n’y a ni sagesse, ni prudence, ni conseil en face de Yahvé. On équipe le cheval pour le jour du combat, mais de Yahvé dépend la victoire.

Le débat qui avait suivi la déclamation du juge (déclamation, c’était bien le mot juste) avait porté sur de multiples sujets – certains plutôt comiques. Quelqu’un avait fait observer d’une voix lugubre que, si l’on additionnait les numéros des chapitres, on obtenait trente et un, soit le nombre des chapitres de l’Apocalypse. Le juge Farris s’était levé une nouvelle fois pour préciser que l’Apocalypse ne comptait que vingt-deux chapitres, du moins dans sa version de la Bible, et qu’en tout état de cause vingt et un plus onze faisaient trente-deux, et non trente et un. L’aspirant numérologue grogna un peu, mais ne répondit pas.

Un autre déclara qu’il avait vu des lumières dans le ciel la nuit qui avait précédé la disparition de mère Abigaël, et que le prophète Isaïe avait confirmé l’existence des soucoupes volantes… Ça vous en bouche un coin, non ? Le juge Farris s’était relevé, cette fois pour préciser que l’éminent orateur confondait Isaïe et Ézéchiel, que le prophète n’avait jamais parlé de soucoupes volantes, mais d’une « roue dans une roue », et que, d’autre part, il était d’avis que les seules soucoupes volantes dont l’existence eût été démontrée jusqu’à présent étaient les soucoupes que l’on voyait parfois voler lors des scènes de ménage.

Le reste du débat avait été en grande partie une resucée des rêves d’autrefois, qui d’ailleurs avaient apparemment complètement cessé. Les uns après les autres, les gens s’étaient levés pour dire que mère Abigaël n’était pas coupable de ce péché d’orgueil dont elle s’accusait. Ils parlaient de sa gentillesse, du don qu’elle avait de vous mettre à l’aise avec un simple mot, une simple phrase. Ralph Brentner, qui paraissait impressionné par cette foule et n’avait pratiquement rien dit jusque-là, se leva et fit pendant près de cinq minutes l’éloge de la vieille dame, concluant qu’il n’avait jamais rencontré une femme aussi bonne depuis que sa mère était morte. Et, lorsqu’il s’était rassis, il était au bord des larmes.

Tout ce débat avait fait à Stu l’impression d’une sorte de veillée funèbre. Dans leurs cœurs, il était clair que les gens avaient déjà pratiquement accepté sa disparition. Si elle revenait maintenant, Abby Freemantle serait accueillie à bras ouverts, elle serait écoutée… mais elle constaterait aussi, pensait Stu, que la place qu’elle occupait avait subtilement évolué. S’il y avait un jour une épreuve de force entre elle et le comité de la Zone libre, sa victoire ne serait plus décidée d’avance, avec ou sans veto. Elle était partie, et la communauté avait continué à exister. La communauté n’allait pas oublier cela, comme elle avait déjà à moitié oublié les rêves qui un jour l’avaient rassemblée.

La réunion terminée, une trentaine de personnes étaient allées s’asseoir sur la pelouse, derrière la salle, il ne pleuvait plus, les nuages s’effilochaient peu à peu et la soirée était agréablement fraîche. Stu et Frannie s’étaient assis avec Larry, Lucy, Leo et Harold.

– Tu as failli nous faire renvoyer au vestiaire, dit Larry à Harold. Je t’avais bien dit que c’était un as, non ?

ajouta-t-il en donnant un coup de coude à Frannie.

Harold se contenta de sourire et de hausser modestement les épaules.

– Quelques petites idées, c’est tout. Mais c’est vous qui avez réamorcé la pompe, à vous sept. Vous deviez au moins avoir le privilège de voir la fin du commencement.

Et maintenant, un quart d’heure après cette conversation, encore à dix bonnes minutes de leur appartement, Stu reposait sa question :

– Tu es sûre que tu te sens bien ?

– Mais oui. Les jambes un peu fatiguées, c’est tout.

– Tu devrais faire attention, Frances.

– Ne m’appelle pas comme ça, tu sais que je n’aime pas ça.

– Excuse-moi. Je ne

recommencerai plus, Frances.

– Les hommes sont tous des cons.

– J’essaye pourtant, je t’assure que j’essaye, Frances, je t’assure.

Elle lui tira la langue qui fit une petite pointe fort intéressante, mais il comprit que le cœur n’y était pas et il laissa tomber. Elle avait l’air pâle, nerveuse, contraste frappant avec la Frannie qui avait chanté l’hymne national avec tant de cœur quelques heures plus tôt.

– Un petit peu de cafard ?

Elle secoua la tête, mais il vit qu’elle avait les larmes aux yeux.

– Qu’est-ce qui se passe ?

Dis-moi.

– Rien du tout. Absolument rien du tout. Tout va bien. C’est fini, et je viens de le comprendre, c’est tout. Moins de six cents personnes qui se mettent à chanter l’hymne national. Et j’ai compris d’un seul coup. Plus de hot-dogs, plus de stands à frites. La grande roue ne va pas tourner sur Coney Island ce soir. Personne ne va se saouler à mort dans les bars de Seattle. Quelqu’un a finalement trouvé le moyen de nettoyer les drogués du centre de Boston et les putains de Time Square. C’était horrible avant, mais je pense que le remède est encore pire que le mal. Tu comprends ?

– Oui, je crois.

– Dans mon journal, il y a une petite section que j’appelle Choses dont je veux me souvenir. Pour que le bébé sache… toutes les choses qu’il ne connaîtra jamais. Et ça me donne un peu le cafard d’y penser. J’aurais dû l’appeler Choses qui n’existent plus.

Elle laissa échapper un petit sanglot, s’arrêta pour couvrir sa bouche de sa main, essaya de ne pas pleurer.

– Tout le monde a senti la même chose, dit Stu en la prenant par la taille. Je suis sûr que bien des gens vont s’endormir en pleurant ce soir. Tu peux me croire.

– Je ne vois pas comment je peux avoir du chagrin pour un pays tout entier, dit-elle en sanglotant de plus en plus fort, mais j’ai l’impression que c’est possible quand même. Ces… ces petites choses n’arrêtent pas de me trotter dans la tête. Les vendeurs de voitures d’occasion. Frank Sinatra. La plage d’Old Orchard en juillet, pleine de monde, des Québécois surtout. Cet imbécile de présentateur à la télé – je crois qu’il s’appelait Randy. Toutes ces fois… oh, mon Dieu.

Il lui donnait de petites tapes dans le dos, se souvenant d’un jour où sa tante Betty s’était mise à pleurer à chaudes larmes à propos d’un pain qui n’avait pas voulu lever – elle attendait son petit cousin Laddie à l’époque, elle en était à son septième mois à peu près – et Stu se souvenait qu’elle s’était essuyé les yeux avec le coin d’un torchon, qu’elle lui avait dit de ne pas s’en faire, que pratiquement toutes les femmes enceintes sont bonnes à mettre à l’asile, parce que leurs glandes ne savent plus trop ce qu’elles fabriquent.

– Ça va, ça va mieux. On repart, dit Frannie au bout d’un moment.

– Frannie, je t’aime.

Et ils repartirent à pied, en poussant leurs bicyclettes.

– Est-ce que tu te souviens d’une chose en particulier ? D’une chose plus importante que les autres ?

demanda-t-elle.

– Si je te disais…

Il s’arrêta en poussant un petit rire.

– Vas-y, Stuart.

– C’est complètement idiot.

– Dis-moi.

– Je ne sais pas si j’en ai vraiment envie. Tu vas aller chercher deux costauds avec une camisole de force.

– Dis-moi !

Elle avait vu Stu sous bien des angles, mais cet embarras était tout à fait nouveau pour elle.

– Je n’en ai jamais parlé à personne, dit-il, mais j’y pense depuis quelques semaines. Il m’est arrivé quelque chose, en 1982. À l’époque, je travaillais à la station-service de Bill Hapscomb. Il me donnait du boulot quand il pouvait, parce que je travaillais dans une usine de calculatrices électroniques, mais pas souvent. Travail à temps partiel, de onze heures du soir jusqu’à la fermeture, c’est-à-dire à peu près trois heures du matin. Il n’y avait plus beaucoup de clients une fois que les gens qui travaillaient de huit à onze à la Dixie Paper étaient rentrés chez eux… Il y avait des tas de nuits où pas une seule voiture s’arrêtait entre minuit et trois heures. Alors, j’étais là, en train de lire un livre ou une revue. Et plus d’une fois j’étais à moitié endormi. Tu comprends ?

– Oui.

Elle pouvait se l’imaginer, l’homme qui était devenu le sien, quand le moment était venu, quand les événements l’avaient décidé. Cet homme aux larges épaules endormi dans une chaise de plastique de chez Woolco, un livre ouvert sur les genoux. Elle le voyait dormir dans une île de lumière blanche, une île entourée de toutes parts par la grande mer de la nuit du Texas. Elle aimait se l’imaginer ainsi, comme elle aimait le voir dans toutes les images qu’elle se faisait de lui.

– Eh bien, un soir, il était à peu près deux heures et quart, j’étais assis, les pieds posés sur le bureau de Hap, et je lisais un roman de cow-boys, un roman de Louis L’Amour, ou peut-être de Elmore Leonard. Arrive une grosse Pontiac, un vieux modèle, toutes vitres baissées, une cassette qui jouait à fond la gomme, du Hank Williams. Je me souviens de la chanson – Movin’On. Le type, ni jeune ni vieux, tout seul dans sa bagnole. Plutôt belle gueule, mais il me faisait un peu peur quand même – je veux dire, il donnait l’impression de pouvoir faire des trucs vraiment un peu bizarres sans trop se poser de questions. Cheveux foncés, bouclés.

Une bouteille de vin coincée entre ses jambes. Il y avait aussi des dés en styrofoam qui pendaient du rétroviseur. Il m’a dit : Super ! Je lui ai répondu : Pas de problème, mais je suis resté à le regarder au moins une bonne minute. J’avais l’impression de le connaître. Et j’essayais de savoir qui c’était.

Ils étaient arrivés devant leur appartement. Ils s’arrêtèrent. Frannie regardait Stu avec beaucoup d’attention.

– Alors, je lui ai dit : Est-ce que je vous connais ? Vous n’êtes pas de Corbett ou de Maxim ?

En réalité, je ne pensais pas qu’il était du coin. Alors, il me répond : Non, mais je suis passé par Corbett une fois, avec ma famille, quand j’étais petit. On dirait que je suis passé presque partout en Amérique quand j’étais petit. Mon père était dans l’armée de l’air. Je fais le tour de la voiture et je commence à faire le plein. Mais la tête du type me disait vraiment quelque chose. Et, tout d’un coup, j’ai compris. Et j’ai bien failli pisser dans mon froc, parce que l’homme qui était au volant de la Pontiac, en principe il était mort.

– Mais c’était qui, Stuart ?

Qui ?

– Attends, Frannie. Laisse-moi raconter à ma manière. De toute façon, c’est une histoire complètement dingue. Je reviens à côté du type et je lui dis : Ça fera six dollars et trente cents. Il me donne deux billets de cinq dollars en me disant de garder la monnaie. Moi, je me jette à l’eau : Je crois que je vous reconnais maintenant. Et le type me dit : Peut-être bien, avec un de ces sourires bizarres, un sourire qui m’a mis vraiment mal à l’aise. Pendant tout ce temps-là, Hank Williams continuait à beugler sa chanson. Si vous êtes celui que je crois, vous devriez être mort. Il me répond : Vous n’allez quand même pas croire tout ce qu’on écrit dans les journaux, non ? Je lui dis : Vous ressemblez pas mal à Hank Williams, je me trompe pas, hein ?

C’est tout ce que j’ai pu trouver. Parce que j’ai bien vu que, si je disais rien, il allait simplement remonter sa vitre et foutre le camp… et je voulais qu’il s’en aille, mais en même temps je voulais pas. Pas encore. Pas avant d’être sûr. Dans ce temps-là, je ne savais pas qu’on n’est jamais très sûr de certaines choses, même si on a bien envie de l’être.

Frannie l’écoutait, très étonnée.

– Alors, le type me dit : Hank Williams, c’est vraiment un des meilleurs. J’aime beaucoup sa musique. Je vais à New Orleans, je vais conduire toute la nuit, dormir toute la journée de demain, et puis faire de la musique toute la nuit. C’est pareil à New Orleans ?

Moi, je n’ai pas compris : Pareil à quoi ? Il me répond : Vous savez bien. Moi je lui dis : Bon, tout ça c’est le sud, mais il y a bien plus d’arbres par là-bas. Ça l’a fait rire. Je vous reverrai peut-être, qu’il m’a dit. Moi, je n’avais pas envie de le revoir. Parce qu’il avait les yeux d’un homme qui a essayé de regarder dans le noir trop longtemps, un homme qui a peut-être commencé à voir ce qu’il y a dans tout ce noir. Et je crois que, si je vois un jour ce Flagg, ses yeux seront peut-être un peu pareils.

Stu secoua la tête. Ils traversèrent la rue et posèrent leurs bicyclettes contre le mur de leur immeuble.

– J’ai souvent repensé à cette histoire. Je me suis dit que je devrais acheter ses disques, mais en même temps je n’en voulais pas. Sa voix… il chante bien, mais il me donne froid dans le dos.

– Stuart, de quoi est-ce que tu es en train de parler ?

– Tu te souviens d’un groupe de rock qui s’appelait The Doors ? Le type qui s’est arrêté cette nuit-là pour faire le plein à Arnette, c’était Jim Morrisson, j’en suis sûr.

Elle ouvrit la bouche toute grande.

– Mais il est mort ! Il est mort en France ! Il…

Elle s’arrêta. N’y avait-il pas eu quelque chose de bizarre dans la mort de Morrisson ? Quelque chose dont on ne voulait pas parler ?

– Ah bon ? dit Stu. Je me demande. Peut-être après tout. Et le type que j’ai vu était sans doute quelqu’un qui lui ressemblait, mais…

– Tu crois vraiment ça ?

Ils étaient assis sur les marches de leur immeuble épaule contre épaule, comme deux petits enfants attendant que leur maman les appelle pour le dîner.

– Oui. Oui, je le crois. Et jusqu’à cet été, j’ai toujours cru que c’était la chose la plus étrange qu’il m’arriverait jamais. Ce que je pouvais me tromper !

– Tu n’en as jamais parlé à personne ? Tu as vu Jim Morrisson des années après sa mort, en tout cas selon les journaux, et tu n’en as jamais parlé à personne ? Le bon Dieu t’a donné un triple cadenas au lieu d’une bouche quand Il t’a envoyé dans ce bas monde.

Stu sourit.

– Les années ont passé, comme on dit dans les livres et chaque fois que je pensais à cette nuit-là – ça m’arrivait de temps en temps – j’étais de plus en plus sûr que ce n’était pas lui finalement. Simplement quelqu’un qui lui ressemblait un peu. J’en étais pratiquement sûr. Mais, depuis quelques semaines, je me pose des questions. Et je pense de plus en plus que c’était bien lui. Peut-être même qu’il est toujours vivant. Ça serait vraiment incroyable, non ?

– S’il est vivant, il n’est pas ici.

– Non. Je ne pense pas qu’il viendrait ici. J’ai vu ses yeux, tu sais.

– Tu parles d’une histoire, dit-elle en posant la main sur son bras.

– Oui. Et il y a

probablement vingt millions de personnes dans ce pays qui pourraient en raconter une pareille… à propos d’Elvis Presley, de Howard Hughes.

– Plus maintenant.

– Non, c’est vrai, plus maintenant.

Harold a drôlement bien joué ce soir, tu ne trouves pas ?

– J’ai l’impression que tu veux changer de sujet.

– J’ai l’impression que tu as raison.

– Oui, il a drôlement bien joué.

Il sourit. Frannie avait un peu froncé les sourcils.

– Tu n’as pas trop aimé son numéro, j’ai l’impression.

– Non, mais je ne vais pas t’en parler. Tu es dans le camp de Harold maintenant.

– Tu n’es pas juste, Fran. Moi non plus, je n’ai pas trop aimé. Nous avions tout préparé… tout prévu… au moins, c’est ce que nous pensions… et voilà Harold qui arrive. Couac par-ci et couac par-là. Et voilà qu’il nous dit : Ce n’est pas plutôt ça que vous vouliez dire ? Et nous, on lui répond : Mais oui merci, Harold, c’était exactement ça. Élire tous les membres en bloc, comment ça se fait qu’on n’y ait pas pensé ? C’était très habile. Nous n’en avions même pas parlé.

– Nous ne savions pas au juste comment les autres réagiraient. Je croyais, surtout après le départ de mère Abigaël, qu’ils seraient plutôt sombres, peut-être même méchants. Avec cet Impening qui leur dit n’importe quoi, comme un oiseau de mort…

– Je me demande s’il la ferme de temps en temps celui-là.

– Mais ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Ils étaient… absolument ravis d’être ensemble. C’est ce que tu as senti ?

– Absolument.

– J’ai l’impression que Harold n’en savait rien lui non plus. Il a simplement saisi l’occasion au vol.

– Je ne sais vraiment pas quoi penser de lui, dit Stu. Ce soir-là, quand nous sommes rentrés sans avoir trouvé mère Abigaël, je me sentais vraiment mal pour lui. Quand Ralph et Glen sont arrivés, il avait l’air en piteux état, comme s’il allait tomber dans les pommes. Mais tout à l’heure, sur la pelouse, quand tout le monde venait le féliciter, il se gonflait comme une grenouille. Et j’ai eu l’impression qu’il souriait extérieurement, mais qu’à l’intérieur il se disait : Alors, vous voyez ce qu’il vaut votre comité bande de crétins ! Pour moi, c’est un mystère.

Fran allongea les jambes et regarda ses pieds.

– À moi de changer de sujet.

Regarde mes pieds, tu trouves qu’ils ont quelque chose de drôle ?

Stu les regarda attentivement.

– Non… à part que tu as mis ces drôles de godasses que tu as trouvées dans le magasin, au coin de la rue. Et, naturellement, tu as des pieds énormes.

Elle lui donna une petite gifle.

– Ce sont des Earth Shœs, très confortables. Tu saurais ça si tu lisais des revues. Et ma pointure est tout à fait raisonnable, si tu veux savoir.

– Très bien, mais alors pourquoi tu me parles de tes pieds ? Il est tard. On devrait rentrer.

Stu s’était déjà relevé.

– Je ne sais pas trop, mais Harold regardait constamment mes pieds. Après l’assemblée, quand on s’est assis sur la pelouse pour parler. Je me demande bien ce que Harold peut leur trouver à mes pieds.

Larry et Lucy

rentrèrent seuls chez eux, la main dans la main. Un peu plus tôt, Leo les avait quittés pour aller retrouver maman Nadine.

– Tu parles d’une réunion, dit Lucy en arrivant devant la porte. Je n’aurais jamais cru…

Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Une silhouette noire se dépliait dans l’ombre devant eux. Larry sentit son estomac se nouer. C’est lui, il vient me chercher… je vais voir son visage.

Puis il se demanda comment une pareille idée avait pu lui traverser l’esprit, car c’était tout simplement Nadine Cross. Elle était vêtue d’une robe bleu-gris. Ses cheveux dénoués flottaient sur ses épaules et son dos, des cheveux noirs veinés d’un blanc très pur.

À côté d’elle, Lucy a toujours l’air d’une vieille bagnole déglinguée, ne put-il s’empêcher de penser. Mais il le regretta aussitôt. Toujours le même, ce vieux Larry… Ce vieux Larry ?

Autant dire ce vieil Adam.

– Nadine, fit Lucy d’une voix tremblante, une main sur le cœur. Tu m’as fait une de ces peurs ! J’ai cru… non, je ne sais pas ce que j’ai cru.

Nadine ignora Lucy.

– Je peux te parler ? demanda-t-elle à Larry.

– Maintenant ?

Il lança un coup d’œil à Lucy, ou crut le faire… car plus tard il ne put se souvenir d’avoir vu Lucy en cet instant précis. Comme si elle avait été éclipsée par une étoile noire.

– Maintenant. Il faut

absolument.

– Demain matin, nous…

– Maintenant, Larry. Ou jamais.

Il regarda encore une fois Lucy. Et cette fois il la vit, il découvrit la résignation sur son visage quand elle le regarda, puis Nadine, puis lui encore. Il vit qu’elle avait mal.

– J’arrive tout de suite, Lucy.

– Non, je ne te crois pas.

Des larmes brillaient au coin de ses yeux.

– Dans dix minutes.

– Dix minutes… ou dix ans, dit Lucy. Elle est venue te chercher. Tu as apporté ton collier et ta muselière, Nadine ?

Lucy Swann n’existait pas pour Nadine. Ses yeux étaient fixés sur Larry, des yeux noirs, très grands. Pour Larry, ce serait toujours les yeux les plus étranges, les plus beaux qu’il eût jamais vus, des yeux qui revenaient vous hanter, calmes et profonds, quand vous aviez mal, quand vous ne saviez plus où vous en étiez, quand vous étiez fou de chagrin.

– Je reviens tout de suite, Lucy, dit-il d’une voix mécanique.

– Elle…

– Rentre sans moi.

– Je crois que je n’ai pas le choix. Elle est venue. J’ai perdu.

Elle monta quatre à quatre l’escalier, trébucha sur la dernière marche, reprit son équilibre, ouvrit la porte, la claqua derrière elle. Et, lorsqu’ils s’éloignèrent, ils n’entendirent pas ses sanglots.

Nadine et Larry s’arrêtèrent, se regardèrent un moment. C’est comme ça que ça arrive, pensa-t-il. Quand deux regards se croisent à travers une pièce et que les deux ne l’oublient plus jamais. Quand on voit son sosie au milieu d’une foule, à l’autre bout d’un quai de métro. Quand on entend un rire dans la rue, un rire qui pourrait être celui de la première fille avec qui on a fait l’amour…

Mais il avait un curieux goût amer dans la bouche.

– Faisons le tour du pâté de maisons, proposa Nadine d’une voix très basse. Tu veux bien ?

– Je devrais rentrer. Tu tombes vraiment à un mauvais moment.

– S’il te plaît… juste le tour du pâté de maisons. Si tu veux, je vais te supplier à genoux. C’est ce que tu veux ? Voilà. Tu vois ?

Horrifié, il la vit se mettre à genoux et sa jupe remonta un peu, découvrant ses cuisses nues. Et il eut l’étrange certitude que le reste aussi était nu. Pourquoi ? Il n’en savait rien. Elle le regardait, et ses yeux lui donnaient le vertige. Un sentiment enivrant de la voir ainsi prosternée devant lui, sa bouche à la hauteur de son…

– Lève-toi ! dit-il

brutalement.

Il lui prit les mains et la força à se remettre debout, essayant de ne pas voir que la jupe remontait encore un peu plus haut ; ses cuisses étaient d’un blanc laiteux, pas le blanc de la mort, mais un blanc vigoureux, sain, appétissant.

– Viens !

Et ils partirent en direction de l’ouest, vers les lugubres montagnes dont les silhouettes triangulaires masquaient les étoiles qui avaient percé dans le ciel après la pluie. Chaque fois qu’il marchait vers ces montagnes la nuit, il se sentait mal à l’aise, mais aussi aventureux, intrépide. Et maintenant, Nadine à son côté, sa main posée légèrement sur le creux de son coude, l’impression était encore plus forte. Trois ou quatre jours plus tôt, il avait rêvé de ces montagnes ; il avait rêvé que d’étranges créatures y vivaient, hideuses, les yeux vert vif, têtes énormes de crétins hydrocéphales, doigts crochus, mains fortes comme des serres. Des mains d’étrangleurs. Trolls débiles gardant les cols des montagnes. Qui attendaient son heure. L’heure de l’homme noir.

Une douce brise parcourut la rue, soulevant les feuilles mortes. Ils passèrent devant le supermarché King Sooper’s.

Quelques caddies étaient restés au milieu de l’immense parking, comme des sentinelles de mort. Et il pensa au tunnel Lincoln. Aux trolls du tunnel Lincoln. Ceux-là étaient morts, ce qui ne voulait pas dire que tous les trolls du Nouveau Monde l’étaient.

– C’est dur, murmura Nadine.

Elle rend les choses plus difficiles, parce qu’elle a raison. J’ai envie de toi.

Mais j’ai peur qu’il ne soit trop tard. Je veux rester ici.

– Nadine…

Non ! dit-elle d’une voix rauque. Laisse-moi finir. Je veux rester ici, tu ne comprends pas ? Et si nous sommes ensemble, j’y arriverai. Tu es ma dernière chance.

Joe est parti.

Sa voix s’était cassée.

– Mais non ! Nous l’avons laissé chez toi en passant. Il n’est pas là ?

– Non. Celui qui dort dans son lit s’appelle Leo Rockway.

– Mais qu’est-ce que…

– Écoute. Écoute-moi. Tu peux écouter ? Tant que j’ai eu Joe, tout allait bien. Je pouvais… être assez forte. Mais il n’a plus besoin de moi. Et j’ai besoin qu’on ait besoin de moi.

– Mais si, il a besoin de toi !

– Bien sûr qu’il a besoin de moi.

Larry avait peur. Il comprenait qu’elle ne parlait plus de Leo. Mais alors, de qui parlait-elle ?

– Il a besoin de moi, reprit Nadine. C’est de ça que j’ai peur. C’est pour ça que je suis venue te voir.

Elle s’avança vers lui, le regarda en levant le menton. Il sentit son odeur secrète, si douce. Et il la désira. Mais une partie de lui-même voulait revenir à Lucy. Cette partie de lui-même dont il avait besoin s’il voulait rester ici à Boulder. S’il couchait avec Nadine, s’il laissait tout tomber, autant s’en aller tous les deux en cachette, ce soir même. Et tout serait fini. Le vieux Larry aurait gagné.

– Je dois rentrer. Je suis désolé. Il faudra que tu t’en tires toute seule, Nadine.

Que tu t’en tires toute seule – n’avait-il pas bien des fois prononcé ces mots sous une forme ou une autre, toute sa vie ? Pourquoi fallait-il qu’il les retrouve maintenant qu’il savait avoir raison, pourquoi fallait-il qu’ils viennent le torturer, le faire douter de lui-même ?

– Fais-moi l’amour, dit-elle en le prenant par le cou.

Elle se colla contre lui et il sentit à la chaleur de son corps qu’il avait eu raison tout à l’heure. Elle n’avait rien sous sa robe. Nue comme un ver, pensa-t-il. Et l’idée l’excita.

– Je te sens, murmurait-elle en se frottant contre lui, de gauche à droite, de haut en bas. Fais-moi l’amour, et ce sera fini. Je serai sauvée. Je serai sauvée.

Il prit ses mains, et plus tard il ne put comprendre comment il avait été capable de le faire alors qu’il aurait pu connaître sa chaleur en trois mouvements rapides, en une poussée brutale, comme elle le voulait, mais il lui prit les mains et la repoussa avec une telle force qu’elle faillit tomber. La femme poussa un gémissement.

– Larry, si tu savais…

– Je ne sais pas. Pourquoi n’essayes-tu pas de m’expliquer au lieu de… de me violer ?

– Te violer ! lança-t-elle avec un rire strident. C’est trop drôle ! Moi ! te violer ! Oh, Larry !

– Ce que tu veux, tu aurais pu l’avoir. Tu aurais pu l’avoir la semaine dernière, ou la semaine d’avant. La semaine d’avant, je te l’ai proposé. Je voulais te le donner.

– C’était trop tôt, murmura-t-elle.

– Et maintenant, c’est trop tard ! répondit-il sans pouvoir maîtriser sa colère.

Il tremblait de tous ses membres, fou de désir. Pas facile d’être aimable dans ces conditions.

– Très bien. Au revoir, Larry.

Elle s’en allait. Et, en cet instant, elle était plus que Nadine qui s’en allait à tout jamais. Elle était l’hygiéniste dentaire. Elle était Yvonne, la fille avec qui il partageait un appartement à Los Angeles – elle avait décidé de l’emmerder et il avait tout simplement enfilé ses chaussures à semelles de caoutchouc lui laissant le loyer sur les bras. Elle était Rita Blakemoor.

Pire que tout, elle était sa mère.

– Nadine ?

Elle ne se retourna pas, forme noire qu’il ne put distinguer des autres formes noires que lorsqu’elle traversa la rue. Puis elle disparut, se confondant avec l’ombre des montagnes. Il l’appela encore une fois. Elle ne répondit pas. Il y avait quelque chose de terrifiant dans la manière dont elle l’avait quitté dans la manière dont elle s’était fondue dans ce sinistre décor noir.

Les poings serrés, le front moite de sueur malgré la fraîcheur de la nuit, Larry était debout devant l’entrée du supermarché King Sooper’s. Ses fantômes l’avaient retrouvé et il savait enfin le prix qu’il faut payer quand on est un sale type : ne jamais voir clair dans ses motivations, ne jamais savoir que faire mal, ne jamais pouvoir se débarrasser de ce goût amer dans la bouche, le goût du doute et…

Il leva la tête brusquement. Ses yeux s’ouvrirent très grands, comme s’ils voulaient sortir de leurs orbites. Le vent soufflait plus fort, hurlait quelque part dans une entrée déserte, et plus loin, beaucoup plus loin, il crut entendre des talons de bottes sonner dans la nuit, des talons usés quelque part dans les montagnes, des talons qui venaient vers lui, portés par le vent glacé de la nuit.

Des talons usés qui s’enfonçaient méthodiquement dans la tombe de l’Occident.

Lucy l’entendit

rentrer et son cœur se mit à battre furieusement. Non, il revenait sans doute simplement chercher ses affaires, mais les battements affolés de son cœur lui disaient : Il m’a choisie… il m’a choisie

Folle d’espoir, elle attendait pourtant, allongée sur son lit raide comme une planche les yeux au plafond. Elle n’avait fait que lui dire la vérité quand elle lui avait expliqué que le seul défaut des femmes comme elle et son amie Joline, c’était d’avoir trop besoin d’aimer.

Mais elle avait toujours été fidèle. Elle ne truquait pas. Elle n’avait pas trompé son mari, elle n’avait jamais trompé Larry. Et si avant de les connaître elle n’avait pas été précisément une enfant de Marie… Le passé était le passé. On ne pouvait plus rien y faire. Peut-être les dieux pouvaient-ils revenir sur le passé mais pas les hommes ni les femmes, ce qui était probablement tout aussi bien. Car autrement, les gens mourraient sans doute en essayant encore de récrire leur adolescence.

Et lorsqu’on sait qu’on ne peut rien faire pour changer le passé, peut-être peut-on pardonner.

Des larmes roulaient doucement sur ses joues. La porte s’ouvrit, et elle le vit, une simple silhouette.

– Lucy ? Tu dors ?

– Non.

– Je peux allumer ?

– Si tu veux.

Elle entendit le gaz siffler, puis la flamme apparut mince et fragile. Larry était pâle.

– Je veux te dire quelque chose.

– Non, ne dis rien. Couche-toi, c’est tout.

– Il faut que je te parle. J’ai…

Il posa sa main sur son front, puis se passa les doigts dans les cheveux.

– Larry ? dit Lucy en

se redressant. Ça va ?

Et il se mit à parler comme s’il ne l’avait pas entendue, sans la regarder.

– Je t’aime. Si tu veux de moi, je suis à toi. Mais je ne sais pas si je te donne grand-chose. Je ne serai jamais vraiment le type qu’il te faut, Lucy.

– Je n’ai pas peur. Viens te coucher.

Il se coucha. Ils firent l’amour.

Et, quand ils eurent terminé, elle lui dit qu’elle l’aimait, que c’était vrai, sûr et certain. Elle eut l’impression que c’était ce qu’il voulait, ce qu’il avait besoin d’entendre. Mais sans doute Larry ne dormit-il pas très longtemps. Une fois, elle se réveilla en pleine nuit (ou rêva qu’elle s’était réveillée) et elle crut le voir devant la fenêtre, la tête penchée comme s’il écoutait, et les ombres en jouant sur son visage lui donnaient l’aspect d’un masque hagard. Mais, à la lumière du jour, elle se dit qu’elle avait sûrement rêvé, à la lumière du jour, il semblait être redevenu lui-même.

Ce n’est que trois jours plus tard qu’ils apprirent de Ralph Brentner que Nadine s’était installée chez Harold Lauder. En apprenant la nouvelle, Larry sembla se crisper un peu, mais Lucy ne put s’empêcher de se sentir soulagée. Tout était arrangé.

Après avoir

quitté Larry, elle ne fit que repasser chez elle. Elle entra dans le salon, alluma la lampe la leva devant elle, se dirigea vers l’arrière de la maison. Elle s’arrêta un instant pour regarder dans la chambre de l’enfant. Elle voulait voir si ce qu’elle avait dit à Larry était vrai. Oui, elle avait dit la vérité.

Leo, en slip, était entortillé dans ses draps et ses couvertures. Les coupures et les égratignures s’étaient estompées, avaient même presque toutes disparu. Et sa peau, si bronzée quand il courait presque nu dans la nature, était redevenue beaucoup plus claire. Mais il y avait autre chose. Quelque chose dans son expression avait changé – elle pouvait le voir, même si l’enfant dormait. Son expression avide et sauvage avait disparu. Il n’était plus Joe. Ce n’était plus qu’un petit garçon qui dormait après une longue journée.

Elle se souvint de cette nuit où elle dormait presque lorsqu’elle s’était rendu compte qu’il n’était plus à côté d’elle. C’était à North Berwick dans le Maine – à l’autre bout du continent. Elle l’avait suivi jusqu’à cette maison où Larry dormait sous la véranda. Joe brandissait son couteau. Rien entre lui et Larry, sinon un fragile grillage. Et elle l’avait persuadé de repartir avec elle.

Un éclair de haine la traversa comme une gerbe d’étincelles jaillissant entre silex et acier. La lampe Coleman tremblait dans sa main, faisant follement danser les ombres autour d’elle. Elle aurait dû le laisser faire ! Elle aurait même dû lui ouvrir la porte, le laisser entrer sous la véranda pour qu’il puisse frapper, déchirer, couper, taillader, éventrer, détruire. Elle aurait dû…

Le garçon se retourna et se racla la gorge, comme s’il se réveillait. Puis ses mains se levèrent et frappèrent dans le vide, comme pour chasser l’ombre d’un rêve. Nadine recula, les tempes battantes. Il y avait encore quelque chose d’étrange dans ce garçon, et elle n’aimait pas la manière dont il venait de bouger, comme s’il avait lu dans ses pensées.

Elle devait s’en aller maintenant.

Elle devait faire vite.

Elle entra dans sa chambre. Un tapis. Un petit lit étroit de vieille fille. C’était tout. Pas même un cadre au mur. Une pièce totalement nue, sans aucune personnalité. Elle ouvrit la penderie et écarta les vêtements. Elle était à genoux maintenant, en sueur. Elle sortit une boîte de couleurs vives dont le couvercle était décoré d’une photo représentant des adultes en train de rire, en train de jouer. Un jeu vieux d’au moins trois mille ans.

Elle avait trouvé sa planchette oui-ja dans un bazar, mais elle n’osait pas s’en servir chez elle, pas quand le garçon était là. En fait, elle n’avait pas encore osé l’utiliser… pas jusqu’à maintenant. Quelque chose l’avait poussée à entrer dans ce magasin et, lorsqu’elle avait vu la planchette dans sa jolie petite boîte, elle s’était sentie écartelée, entraînée dans un terrible combat – la sorte de combat que les psychologues appellent aversion/compulsion. Elle avait abondamment transpiré, comme elle transpirait maintenant, partagée entre deux désirs : sortir à toute vitesse de ce magasin sans regarder derrière elle, s’emparer de la boîte, de cette si jolie boîte, pour la rapporter chez elle. Et c’est cela précisément qui lui avait fait si peur, car elle n’avait pas eu l’impression d’obéir alors à sa propre volonté.

Finalement, elle avait pris la boîte.

C’était il y avait quatre jours. Et, chaque soir, la compulsion était devenue de plus en plus forte, jusqu’à cette nuit où, à moitié rendue folle par des peurs qu’elle ne comprenait pas, elle était allée chercher Larry dans sa jupe bleu-gris, sans rien dessous. Elle était allée le voir pour mettre un terme à cette peur. Et, tandis qu’elle attendait devant la porte qu’ils rentrent de l’assemblée, elle avait eu la certitude de faire finalement ce qu’il fallait faire. Elle avait senti cette chose, une sorte de légère ivresse, qu’elle n’avait plus vraiment éprouvée depuis ce jour où elle avait couru dans l’herbe humide de rosée, poursuivie par ce garçon. Mais, cette fois-ci, le garçon allait la rattraper. Elle le laisserait la rattraper. Et ce serait la fin.

Mais lorsqu’il l’avait rattrapée, il n’avait pas voulu d’elle.

Debout, serrant la boîte contre sa poitrine, Nadine éteignit la lampe. Il s’était moqué d’elle. Il l’avait dédaignée. Et une femme dédaignée n’est pas loin de frayer avec le démon… ou avec son homme de main.

Elle s’arrêta, le temps de prendre une grosse torche électrique sur la petite table de l’entrée. Au fond de la maison, l’enfant poussa un cri dans son sommeil. Nadine se figea un instant. Elle crut que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Puis elle sortit.

La Vespa dont elle s’était servie quelques jours plus tôt pour se rendre chez Harold Lauder était rangée contre le trottoir. Pourquoi était-elle allée là-bas ? Elle n’avait pas échangé plus de dix mots avec Harold depuis son arrivée à Boulder. Pourtant, ne sachant que faire de la planchette, terrorisée par les rêves qui ne la quittaient pas alors que tous les autres avaient cessé de rêver, elle avait cru devoir en parler à Harold. Mais elle avait eu peur de cette impulsion, se souvint-elle en tournant la clé de contact de la Vespa. Comme de cette idée soudaine de prendre la planchette (amusez-vous, étonnez vos amis avec la planchette oui-ja !

disait la boîte). Comme si cette idée lui était imposée de l’extérieur. Son idée, peut-être. Mais quand elle avait cédé quand elle était finalement allée chez Harold, il n’était pas là. La maison était fermée à clé, la seule à Boulder, et les stores étaient baissés. Amère déception. S’il avait été là, il l’aurait fait entrer, puis aurait refermé la porte à double tour derrière elle.

Ils se seraient assis dans le salon, auraient parlé, auraient fait l’amour peut-être, auraient fait ensemble des choses innommables, et personne ne l’aurait jamais su.

La maison de Harold était un lieu secret.

– Qu’est-ce qui m’arrive ?

murmura-t-elle dans la nuit.

Mais la nuit ne lui répondit pas.

Elle fit démarrer la Vespa et le pout-pout du moteur lui sembla profaner la nuit. Elle embraya et partit en direction de l’ouest.

Le vent frais de la nuit lui fit du bien. Chasse toutes ces toiles d’araignée, vent de la nuit. Quand tu n’as plus aucun choix possible, que fais-tu ? Tu choisis d’accepter. Tu choisis le destin qu’on t’a préparé. Tu laisses Larry avec sa stupide petite poule au pantalon trop serré, cette idiote qui n’a jamais rien lu d’autre que des revues de cinéma. Tu les laisses derrière toi. Et tu risques… ce qu’il faut risquer.

Ta vie.

La route se déroulait devant elle, éclairée par le petit phare de la Vespa. Elle dut passer en seconde quand la route commença à monter vers la montagne noire. Laisse-les avec leurs assemblées. Ils ne pensent qu’à remettre en marche une malheureuse centrale électrique. Ton amant pense au monde.

Le moteur de la Vespa peinait. Une peur à la fois horrible et douce s’emparait d’elle. Et les vibrations de la selle commencèrent à l’échauffer (dis donc, mais tu es en chaleur, ma vieille, pensa-t-elle avec une gaieté acide, vilaine, vilaine, VILAINE).

Sur sa droite, un ravin à pic. Rien là-bas, sinon la mort. Et là-haut ? Eh bien, elle allait voir. Trop tard pour rebrousser chemin, et à cette pensée elle se sentit paradoxalement et délicieusement libre.

Une heure plus

tard, elle était arrivée au cirque Sunrise – le cirque du soleil levant – mais le soleil n’allait pas se lever avant trois ou quatre heures. Le cirque était tout près du sommet du mont Flagstaff et presque tous les habitants de la Zone libre étaient venus le visiter. Quand le ciel était clair, c’est-à-dire la plupart du temps à Boulder – au moins pendant l’été – on pouvait voir Boulder et l’autoroute 25 qui filait vers Denver, au sud, puis se perdait dans le brouillard en direction du Nouveau-Mexique, trois cents kilomètres plus loin. À

l’est, le plateau qui s’étendait vers le Nebraska. Plus près, Boulder Canyon, une déchirure béante aux parois tapissées de pins qui courait à travers les collines. Autrefois les planeurs s’élevaient comme des oiseaux au-dessus du cirque Sunrise, portés par les courants ascendants.

Mais Nadine ne voyait que ce qu’éclairait sa torche électrique à six piles qu’elle avait posée sur une table de pique-nique, en bordure de la route : un grand bloc de papier à dessin et, perchée dessus sur ses trois pattes, comme une araignée, la planchette triangulaire. Comme l’aiguillon d’une araignée, du ventre de la planchette sortait un crayon qui effleurait le bloc.

Nadine était fiévreuse, partagée entre l’euphorie et la terreur. En montant jusqu’ici avec sa petite Vespa qui n’était vraiment pas faite pour l’escalade, elle avait ressenti la même chose que Harold à Nederland. Elle l’avait senti, lui. Mais alors que Harold avait analysé cette sensation d’une façon précise et technique, comme un bout de fer attiré par un aimant, une attraction, Nadine le percevait comme une sorte de phénomène mystique, le passage d’une frontière. Comme si ces montagnes, dont elle n’était encore que sur les premiers contreforts, étaient un no man’s land entre deux zones d’influence – Flagg à l’ouest, la vieille femme à l’est. Ici, les deux flux magiques se confondaient, se mêlaient, produisant une concoction qui n’appartenait ni à Dieu ni à Satan, une concoction totalement païenne. Elle eut l’impression de se trouver dans un endroit hanté.

Et la planchette…

Elle avait jeté la boîte aux couleurs vives, MADE IN TAIWAN, que le vent ne tarderait pas à emporter. La planchette n’était qu’une petite plaque d’aggloméré, mal découpée. Mais quelle importance ? Elle ne s’en servirait qu’une seule fois – elle n’oserait s’en servir qu’une seule fois – et même un mauvais outil peut faire ce qu’il est censé faire : fracturer une porte, fermer une fenêtre, écrire un Nom.

Les mots imprimés sur la boîte lui trottaient dans la tête : Étonnez vos amis !

Mais quelle était cette chanson que Larry chantait parfois à tue-tête sur sa moto ? Allô, standardiste ?

La ligne est dérangée. Je voudrais parler à…

Parler à qui ? C’était justement la question.

Elle se souvint du temps où elle avait joué à la planchette, à l’université. Deux ans plus tôt… Mais elle avait l’impression que c’était hier. Elle était montée au troisième étage de la résidence des étudiantes pour voir une certaine Rachel Timms. La chambre était pleine de jeunes filles, sept ou huit, peut-être plus, qui riaient aux éclats. Nadine s’était dit qu’elles avaient sans doute fumé ou sniffé quelque chose.

– Arrêtez ! disait

Rachel, morte de rire. Comment voulez-vous que les esprits nous parlent si vous gigotez comme des guenons ?

L’idée d’être devenues des guenons leur avait paru délicieusement drôle, et les fous rires étaient repartis de plus belle. La planchette était posée comme elle l’était maintenant, araignée triangulaire perchée sur ses trois pattes, crayon effleurant une feuille de papier. Et, pendant que les autres riaient, Nadine avait pris une liasse de grandes feuilles de papier à dessin, puis avait parcouru ces « messages venus du plan astral » captés par la planchette.

Tommy dit que tu t’es encore lavé le machin avec un truc aux fraises.

Maman dit qu’elle va bien.

Chunga ! Chunga !

John dit que tu pèteras beaucoup moins si tu manges moins de fayots à la cafétéria !

Et d’autres encore, tout aussi bêtes.

Les rires s’étaient suffisamment calmés pour qu’elles puissent recommencer. Trois étudiantes étaient assises sur le lit. Chacune posa le bout des doigts sur un des côtés de la planchette. Tout d’abord, il ne se passa rien. Puis la planchette frissonna.

– Tu la fais bouger, Sandy !

– Non !

– Chhhut !

La planchette frissonna de nouveau et les jeunes filles se turent. Elle bougea, s’arrêta, repartit. Elle venait d’écrire la lettre P.

– P… comme dans pute, dit celle qui s’appelait Sandy.

– On dirait que tu connais ça…

Fou rire général.

– Chhhut !

La planchette bougeait plus rapidement, traçant les lettres E, R et E.

– Père chéri, ta petite fille est là, dit une certaine Patty en riant nerveusement. C’est certainement mon père, il est mort d’une crise cardiaque quand j’avais trois ans.

– La planchette continue, dit Sandy.

D, I, écrivait laborieusement la planchette.

– Qu’est-ce qui se passe ?

murmura Nadine à l’oreille d’une grande fille au profil chevalin qu’elle connaissait de vue.

La jument aux grandes dents contemplait la scène, les mains dans les poches, l’air manifestement dégoûté.

– Des idiotes qui jouent avec quelque chose qu’elles ne connaissent pas, répondit-elle. Voilà ce qui se passe.

– PÈRE DIT QUE PATTY, lut Sandy. C’est ton petit papa, pas de doute possible, Pats.

Éclats de rire.

La jument portait des lunettes. Elle sortit les mains des poches de sa salopette et s’en servit pour retirer ses besicles, puis les essuyer méticuleusement.

– C’est une planchette oui-ja, un instrument dont se servent les médiums. Les kinesthéologues…

– Les quoi ?

– Les savants qui étudient le mouvement et l’interaction des muscles et des nerfs.

– Ah bon.

– Ils prétendent que la planchette réagit en fait à de petits mouvements des muscles, probablement guidés par le subconscient. Naturellement, les médiums prétendent que la planchette obéit aux esprits…

Des rires hystériques fusaient du groupe rassemblé autour de la planchette. Nadine jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de la jument et lut le message : PÈRE DIT QUE PATTY DEVRAIT

ARRETER.

– … d’aller si souvent aux toilettes, proposa une des spectatrices, pour le plus grand plaisir de ses camarades.

Mais elles jouent avec le feu, ces imbéciles, reprit la jument avec une moue dédaigneuse. Elles sont idiotes. Les médiums et les hommes de science sont d’accord pour dire que l’écriture automatique peut être très dangereuse.

– Tu crois que les esprits ne sont pas de bonne humeur ce soir ? demanda Nadine.

– Les esprits ne sont

peut-être jamais de bonne humeur, répondit la jument en lui lançant un regard sévère. Ou vous risquez de recevoir un message de votre subconscient que vous n’êtes absolument pas prête à assimiler. La littérature spécialisée parle de très nombreux cas d’expériences d’écriture automatique qui ont totalement dégénéré. Les gens sont devenus fous.

– Oh, c’est peut-être aller un peu loin, ce n’est qu’un jeu.

– Les jeux sont parfois terriblement sérieux.

Un énorme éclat de rire collectif mit un point final à l’exposé de la jument avant que Nadine ait eu le temps de répondre. Patty était tombée du lit et se roulait par terre en se tenant le ventre, morte de rire. Le message était complet maintenant : PÈRE DIT QUE

PATTY DEVRAIT ARRETER DE JOUER AUX CONCOURS DE CIGARES AVEC LEONARD KATZ.

– C’est toi qui la faisais bouger !

dit Patty à Sandy en se rasseyant.

– Non, je le jure !

– C’était ton père… Ton père qui te parlait de l’au-delà ? dit une autre fille en imitant – très bien, jugea Nadine – la voix de Boris Karloff. Surtout, n’oublie pas qu’il te regarde la prochaine fois que tu enlèveras ta culotte dans la Dodge de Leonard.

Une nouvelle explosion de rires salua cette fine plaisanterie. Nadine s’approcha et prit Rachel par le bras. Elle voulait simplement lui demander à quelle date devait être remis le prochain T. P., puis s’en aller.

– Nadine ! s’exclama

Rachel, les yeux pétillants, les joues empourprées. Assieds-toi. On va voir si les esprits ont envie de te parler !

– Non, je voulais simplement savoir quand le T. P…

– On s’en fiche du T. P. !

Ça, c’est important, Nadine ! Une expérience unique ! Il faut que tu essayes. Allez, assieds-toi à côté de moi. Janey, tu prends l’autre côté.

Janey s’assit en face de Nadine et, cédant aux supplications de Rachel Timms, Nadine se retrouva avec huit doigts posés légèrement sur la planchette. Sans savoir pourquoi, elle regarda derrière elle la fille qui ressemblait à une jument. L’autre secoua la tête énergiquement et la lumière des tubes au néon du plafond se refléta dans les verres de ses lunettes, transformant ses deux yeux en une paire de gros éclairs blancs.

Elle avait eu peur alors, se souvenait-elle en regardant cette autre planchette à la lumière de sa torche à six piles, mais elle s’était souvenue de ce qu’elle avait dit à la jument – que ce n’était qu’un jeu. Que pouvait-il bien arriver de terrible au milieu d’une bande de jeunes filles en plein délire ? Difficile d’imaginer une atmosphère plus négative pour évoquer les esprits, hostiles ou pas.

– Taisez-vous maintenant, dit Rachel. Esprit, as-tu un message pour notre sœur, camarade, collègue et néanmoins amie, Nadine Cross ?

La planchette ne bougea pas. Nadine se sentait un peu embarrassée.

Picoti, picota, tourne la queue et puis s’en va chantonna la fille qui avait imité Boris Karloff tout à l’heure, mais cette fois avec une voix fluette de toute petite fille. Les esprits vont parler !

Fou rire général.

– Chhhut !

Nadine se dit alors que, si les deux autres ne se décidaient pas bientôt à faire bouger la planchette pour écrire n’importe quelle idiotie, elle allait le faire elle-même – lui faire écrire quelque chose de clair et net, très court, BOU ! par exemple, pour pouvoir s’en aller ensuite.

Au moment où elle allait se décider, la planchette donna un coup très net sous ses doigts. Le crayon laissa une marque noire en diagonale sur la page blanche.

– Hé ! Il ne faut pas

secouer, messieurs les esprits, dit Rachel d’une voix mal assurée. C’est toi qui as fait ça, Nadine ?

– Non.

– Janey ?

– Non, franchement.

La planchette donna un autre coup, si fort qu’elles faillirent la lâcher, et fila jusqu’à l’angle supérieur gauche de la feuille.

– Ouch ! dit Nadine. Vous avez senti…

Elles avaient toutes senti, même si ni Rachel ni Jane Fargood, dite Janey, ne voulurent lui en reparler plus tard. D’ailleurs, elle ne s’était jamais plus sentie la bienvenue dans la chambre de ces deux filles depuis cette soirée. Comme si toutes les deux avaient eu peur de la fréquenter de trop près après cette expérience.

Soudain, la planchette avait commencé à frémir sous leurs doigts, comme lorsqu’on effleure le pare-chocs d’une voiture qui tourne au ralenti. Une vibration très régulière, inquiétante. En aucun cas un mouvement qui puisse être provoqué par une personne sans qu’elle en ait parfaitement conscience.

Les jeunes filles étaient devenues très silencieuses. Leurs visages avaient pris une expression particulière, celle que l’on voit sur les visages de tous ceux qui ont assisté à une séance de spiritisme où il s’est véritablement passé quelque chose – quand la table commence à bouger, quand une main invisible frappe contre le mur, quand le médium se met à souffler par les narines la fumée grisâtre du téléplasme. Une expression d’attente, comme si l’on voulait que cette chose s’arrête, comme si l’on voulait qu’elle continue. Une expression d’excitation distraite, craintive… et lorsqu’il prend cette expression, le visage humain ressemble beaucoup au crâne qui n’est jamais qu’à quelques millimètres sous la peau.

– Arrêtez ! hurla tout à coup la jument. Arrêtez tout de suite, ou vous allez le regretter !

Et Jayne Fargood avait hurlé d’une voix terrifiée :

Je ne peux plus retirer les doigts !

Au même instant, Nadine s’était rendu compte que ses doigts étaient collés sur la planchette. Elle avait beau tirer de toutes ses forces, ils refusaient de bouger.

– Ça suffit, la plaisanterie est finie, dit Rachel d’une voix blanche. Qui…

Et, tout à coup, la planchette s’était mise à écrire.

Elle se déplaçait avec une rapidité fulgurante entraînant leurs doigts dans sa course, entraînant leurs bras dans une danse qui aurait été drôle si elle n’avait pas été parfaitement involontaire. Nadine pensa plus tard qu’elle avait eu l’impression de se trouver aux prises avec une machine de conditionnement physique. Auparavant, sur les autres messages l’écriture était très penchée, très lente – comme si les mots avaient été écrits par un enfant de sept ans. Mais maintenant, c’était une écriture déliée, puissante… en grosses majuscules qui s’étalaient sur toute la page. Il y avait dans cette écriture quelque chose d’implacable, de méchant.

NADINE, NADINE, NADINE, écrivait follement la planchette. COMME J’AIME NADINE MON AMOUR MA NADINE MA REINE SI TU

SI TU SI TU RESTES PURE POUR MOI SI TU RESTES PROPRE POUR MOI SI TU SI TU MEURS

POUR MOI TU ES

La planchette bascula, vira de bord et recommença à écrire, plus bas.

TU ES MORTE AVEC LES AUTRES TU ES

DANS LE LIVRE DES MORTS AVEC LE RESTE DES AUTRES NADINE EST MORTE AVEC EUX

NADINE POURRIT AVEC EUX À MOINS À MOINS

La planchette s’arrêta. Vibra. Nadine pensa, espéra – oh comme elle l’espérait – que c’était fini. Puis elle recommença à courir plus bas. Jane poussa un hurlement. Les autres étaient pâles, effrayées, épouvantées.

LE MONDE LE MONDE BIENTOT LE

MONDE MOURRA ET NOUS NOUS NOUS NADINE MOI MOI MOI NOUS NOUS NOUS SOMMES NOUS

SOMMES NOUS

Et les lettres parurent hurler à travers la page :

NOUS SOMMES DANS LA MAISON DES

MORTS NADINE

Le dernier mot courut en travers de la page en lettres de trois centimètres de haut, puis la planchette tournoya sur elle-même, quitta la feuille de papier laissant derrière elle une longue trace noire de plombagine, avant de tomber par terre et de se casser en deux.

Il y eut alors un instant de silence incrédule, puis Jane Fargood éclata en sanglots hystériques. La surveillante était montée voir ce qui se passait Nadine s’en souvenait maintenant, et elle allait appeler l’infirmerie pour qu’on s’occupe de Jane quand la jeune fille avait finalement réussi à se ressaisir un peu.

Tout ce temps, Rachel Timms était restée assise sur son lit, calme et pâle. Quand la surveillante et la plupart des autres jeunes filles (y compris la jument qui pensait sans aucun doute qu’on n’est jamais prophétesse dans son pays) furent reparties, elle avait demandé à Nadine d’une voix creuse, étrange :

– Qui était-ce, Nadine ?

– Je n’en sais rien.

Effectivement, elle n’en avait pas la moindre idée. Pas à cette époque.

– Tu n’as pas reconnu l’écriture ?

– Non.

– Bon… Tu ferais sans doute mieux d’essayer de… d’oublier tout ça… et de retourner dans ta chambre.

– Mais c’est toi qui m’as demandé de rester !

– Comment pouvais-je savoir que quelque chose allait… j’ai voulu te faire plaisir… Tu m’entends ?

Rachel avait eu le bon esprit de devenir toute rouge et même de s’excuser. Mais Nadine ne l’avait pratiquement plus fréquentée par la suite. Pourtant, Rachel Timms avait été l’une des rares étudiantes dont Nadine s’était vraiment sentie très proche pendant ses trois premiers trimestres à l’université.

Depuis, elle n’avait jamais retouché à une de ces araignées triangulaires découpées dans une plaque d’aggloméré.

Mais les temps… les temps avaient changé, n’est-ce pas ?

Oui, en vérité.

Le cœur battant Nadine s’assit sur le banc et posa légèrement les doigts sur deux des trois côtés de la planchette. Presque immédiatement, elle la sentit commencer à bouger, comme une voiture dont le moteur tourne au ralenti. Mais qui était au volant ? Qui était-il réellement ? Qui allait monter dans cette voiture, claquer la portière, poser ses mains brûlées par le soleil sur le volant ? À qui appartenaient ces pieds lourds et brutaux, dans leurs vieilles bottes poussiéreuses de cow-boy, ces pieds qui allaient écraser l’accélérateur et l’emporter…

mais où, où donc ?

Chauffeur, où allons-nous ?

Perdue, désespérée, Nadine était assise toute droite sur son banc, au sommet du mont Flagstaff, dans la noire tranchée du matin, les yeux grands ouverts sentant plus que jamais qu’elle était au bord de la frontière. Elle regardait vers l’est, mais elle sentait sa présence venir de derrière, l’écraser de tout son poids, l’attirer vers le fond comme des blocs de ciment attachés aux pieds d’un cadavre : la présence de Flagg, une présence sombre qui arrivait sur elle en vagues régulières, inexorables.

Quelque part, l’homme noir errait dans la nuit et elle prononça deux mots, comme une incantation à tous les mauvais esprits qui ont jamais été, comme une incantation, comme une invitation : – Dis-moi.

Et, sous les doigts de Nadine, la planchette se mit à écrire.

 

le fléau
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